Epée et Bourdon
Bataille de Malemort

Le but de cette étude était de rassembler en un seul ensemble le plus grand nombre de données disponibles sur le déroulement de la bataille de Malemort.
À chaque fois que cela était possible, c'est-à-dire presque toujours, nous nous sommes appuyés sur les sources médiévales elles-mêmes. C'est pour que chacun puisse se faire sa propre opinion que nous avons reproduit ici les textes dans leur version originale (en latin) et en traduction française. Ce sont ces sources là qui peuvent nous fournir la trame la plus proche des événements réels, et non pas les idées de tel ou tel érudit du XIXe siècle qui disait avoir vu ou entendu l'homme qui avait vu ou entendu parler de... etc.
De temps en temps, nous osons certaines analyses, toujours discutables, bien sûr. Il appartiendra à chacun de se forger son avis.
Nous avons essayé essayé d'être le plus clair et le moins ennuyeux possible...
Bonne chance et bon courage à tous ceux qui auront la gentillesse d'aller jusqu'au bout.

La bataille de Malemort se situe en réalité à l'issue d'une grande révolte qui secoue le Limousin et l'Angoumois dans les années 1176-1177.
Comme nous le verrons tout au long du texte, les raisons purement locales ne semblent pas à la source de la confrontation qui oppose, le 21 avril 1177 à Malemort, des Brabançons aux troupes commandées par les barons limousins. L'histoire commence bien plus tôt...
Voici un plan du texte pour ne pas perdre le fil :

I. Le contexte aquitain au début des années 1170
A. La situation politique
B. La révolte de 1173-1174

II. La révolte limousine et angoumoise de 1176-1177
A. Présentation des sources
B. Le déroulement chronologique

1. Premiers temps de la révolte et recrutement des troupes
2. La guerre de siège
3. La bataille de Saint-Maigrin-Barbezieux-Bouteville (mai 1176)
4. Pause et expédition vers le sud de la Gascogne (fin 1176-février 1177)

III. La bataille de Malemort (21 avril 1177)
A. Présentation des sources
B. Les récits de la bataille

1. Le texte de la Chronique de Saint-Martial de Limoges
2. Le texte de la Chronique de Geoffroy du Vigeois
3. La Chronique de Bernard Itier
C. Quelques pistes de réflexion pour la reconstitution
1. Les intervenants a. Les Brabançons b. Les Limousins
2. Contexte et déroulement de la bataille de Malemort

Annexe

Bibliographie

I. Le contexte aquitain au début des années 1170

Il s'agit dans un premier temps de faire rapidement le point sur le contexte général de l’Aquitaine.

A. La situation politique vers 1172

Trois personnes sont à la tête du pouvoir
Si Aliénor est toujours vivante au début des années 1170, il n'en demeure pas moins que son fils Richard (bientôt Coeur de Lion) a été proclamé duc d'Aquitaine en juin 1172 à Saint-Hilaire de Poitiers. Il a 15 ans à cette époque. Après 1172, le pouvoir ducal se trouve réparti à des degrés divers entre plusieurs mains : celles de Richard naturellement, le duc en titre malgré son jeune âge, et celles d'Aliénor, sa mère, qui jouit d'une autorité incontestable dans les domaines dont elle a hérité. Mais en réalité Richard et Aliénor ne peuvent prendre aucune initiative d'envergure sans l'accord d'Henri II Plantagenêt qui tient lui aussi à faire valoir son pouvoir en Aquitaine. Cela n'empêche pas que Aliénor et Richard - à travers sa mère - jouissent en ces années là d'une marge de manoeuvre assez importante, Henri II étant plus distant des affaires aquitaines.
Le gouvernement de l'Aquitaine est donc un jeu à trois, où les ambitions des acteurs sont loin d'être convergentes, ce qui complique rapidement les choses.

B. La révolte de 1173-1174

Les rapport déjà tendus au sein de la famille Plantagenêt dégénèrent en 1173 en une révolte ouverte des fils - soutenus par Aliénor - contre leur père Henri II. Richard est soutenu en Poitou par des membres de l'aristocratie locale (le comte d'Angoulême, les Lusignan, les Taillebourg et les Parthenay). Malgré quelques succès initiaux des révoltés, Henri II en vient assez rapidement à bout en utilisant des troupes composées de nombreux mercenaires (détail très important pour la suite). Aliénor, qui soutient les insurgés, est capturée puis transférée en Angleterre en novembre-décembre 1173 où elle vit désormais en résidence surveillée. Jusqu'à la mort de son époux en 1189, elle ne dispose plus d'aucune marge de manoeuvre : elle est un instrument au service des intérêts d'Henri II.
Les combats se poursuivent jusqu'au mois de juillet 1174, sans succès pour les révoltés, ce qui pousse Richard à se soumettre à son père en septembre 1174 à Poitiers. Cette révolte est pour lui un échec total. Aliénor mise hors-jeu politiquement, Henri II sort donc vainqueur de cette confrontation, ce qui lui permet de redéfinir les prérogatives qu'il entend laisser à Richard en Aquitaine. Jean Flori a bien décrit les conséquences de cette révolte : « Richard, soumis lui aussi, semble se contenter du titre de duc d'Aquitaine et d'agir en tant que simple représentant de son père qui l'y envoie en janvier 1175 mater une nouvelle révolte des barons dont plusieurs sont ses anciens alliés : Richard agit bien ici comme représentant de son père dans son propre duché. » (Jean Flori, Richard Coeur de Lion, le roi chevalier, Paris, Payot, 1999, p. 48).
Les raisons de cette soumission de Richard ont suscité bien des interrogations chez les historiens, toujours est-il qu'il apparaît désormais comme l'instrument de la volonté de son père en Aquitaine. Richard se consacre désormais à réduire les derniers soubresauts de la révolte et à pacifier ses provinces, avant que n'éclate un nouveau soulèvement sur lequel nous allons nous étendre un peu plus en détails, parce qu'il concerne très directement la bataille de Malemort.

II. La révolte limousine et angoumoise de 1176-1177

A. Présentation des sources

Toutes les sources se rapportant directement aux épisodes historiques qui nous intéressent maintenant sont rédigées par des clercs qui écrivent en latin. À l'exception des oeuvres des troubadours, il est certainement vain de chercher pour l'époque des sources écrites en occitan. Ne parlons même pas du français... Cette remarque est également valable pour les sources traitant des événements de Malemort (voir plus bas, III A).
Voici les auteurs qui évoquent le plus longuement la révolte de 1176-1177 :
- Raoul de Diceto. Mort en 1202, il a été chanoine à Saint-Paul de Londres. C'est un auteur généralement bien renseigné (mais pas toujours, on le verra) en raison de son haut rang dans la société anglaise. Édition de ses oeuvres : Raoul de Diceto, Radulfi de Diceto decani Londiniensis opera historica, éd. William Stubbs, Londres, 1876, 2 vol.
- Roger de Howden. Mort vers 1201, il a été clerc à la cour d'Angleterre. Cette position lui a permis de rencontrer des personnages de premier plan et de consulter des archives officielles. C'est l'un des auteurs les plus fiables de la période. Édition de ses oeuvres : Roger de Howden, Gesta Regis Henrici Secundi Benedicti Abbatis: The Chronicle of the Reigns of Henry II and Richard I, éd. William Stubbs, Londres, 1867, 2 vol. B.

B. Le déroulement de la révolte

1. Premiers temps de la révolte et recrutement des troupes
Suite à la soumission de Richard à son père en septembre 1174, Henri II envoie son fils mettre de l'ordre en Aquitaine afin de réduire à l'obéissance les derniers révoltés. Cette mission permet au jeune Richard de faire ses preuves sur le plan militaire. Comme l'écrit Jean Flori, « Richard fait merveille au cours de cette campagne, se taillant très vite une solide réputation de guerrier valeureux. Il y gagne son surnom de Coeur de Lion » (Jean Flori, Richard Coeur de Lion..., op. cit., p. 51). Cette campagne conduit, entre autres, à la prise de Castillon-sur-Agen en août 1175. Ayant à peine pacifié l'Aquitaine, Richard Coeur de Lion doit faire face à une nouvelle révolte qui éclate au printemps 1176. Celle-ci est menée par une coalition de grands barons angoumois et limousins, parmi lesquels se trouvent le fils du comte d'Angoulême et le vicomte de Limoges Aimar. Les motivations des révoltés sont inconnues. John Gillingham note toutefois qu'il est peu probable qu'il s'agisse d'un prolongement de la révolte précédente de 1173. En effet, celle-ci est circonscrite au Limousin et à l'Angoumois, alors que le Poitou avait joué un rôle majeur dans la révolte de 1173. Ensuite, selon J. Gilligham, le vicomte de Limoges, jusqu'alors fidèle à Henri II, se serait soulevé en raison de la confiscation d'un héritage en Angleterre. Jusqu'à sa mort en 1199, Aimar conserve une attitude hostile à l'égard des Plantagenêts (John Gillingham, Richard Coeur de Lion, Paris, Éd. Noêsis, 1996, p. 111). Tout ceci n'explique cependant pas pourquoi les Angoumois se sont joints à la révolte : simple envie d'en découdre ou toute autre raison... Le mystère demeure.
Pour réduire ce soulèvement, Richard se rend auprès de son père en Angleterre afin de lui demander des subsides, ce qui lui permet de lever une armée en Poitou :
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 120 : « Dum autem haec fierent, Ricardus comes Pictaviae magnum exercitum congregavit de Pictavia, et magna militum multitudo de circumjacentibus regionibus ad eum confluebat, propter ipsius stipendia quae illis dabantur. » Traduction : « Comme ces choses avaient lieu, Richard, comte de Poitou, réunit une grande armée en Poitou, et un grand nombre de milites des régions voisines venait vers lui en raison des soldes qu'il leur donnait. »
Notons ici que Richard réunit une armée qui semble essentiellement composée de mercenaires aquitains. Il est aussi vraisemblable qu'il reprenne à son service une partie des mercenaires ayant déjà participé aux campagnes de son père dans la région en 1173-1174 (voir plus haut I B), mais pas tous car l'on va voir des Brabançons intervenir du côté des révoltés.

2. La bataille de Saint-Maigrin - Barbezieux - Bouteville (mai 1176)
Richard Coeur de Lion se met en marche à la tête de son armée en Poitou et remporte une première victoire contre les révoltés au printemps 1176. La bataille décisive n'a lieu que dans un second temps : ici, les chroniqueurs proposent des versions divergentes.
Voici d'abord les textes, nous proposerons une interprétation ensuite :
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 120 : « Et cum omnes essent congregati, promovit exercitum suum in Pictaviam, et inimicos debellavit. Et statim post Pentecostem commisit praelium cum Braibancenis inter Sanctum Megrinum et Butevillam, et eos devicit. » Traduction : « Lorsque tous furent réunis, il [Richard] poussa son armée en Poitou et défit ses ennemis. Et aussitôt après la Pentecôte il engagea le combat avec des Brabançons entre Saint-Maigrin et Bouteville et il les vainquit. »
Rapport bien rapide... Saint-Maigrin se trouve en Charente-Maritime, Bouteville en Charente. À mi-distance de ces deux localités se trouve Barbezieux (détail important pour la suite).
Raoul de Diceto qui est quant à lui beaucoup plus bavard :
- Raoul de Diceto, Radulfi de Diceto..., op. cit., t. 1, p. 407 : « Bulgarinus, comes Engolimensis, stipatus cohorte nefaria Brebantinorum, in manu hostili Pictaviam visitare praesumpsit. Caeterum Johannes Pictavensis episcopus, auxiliaris undique convocatis, stipendiariorum numerositate collecta, juncto sibi Theobaldo Chabot qui princeps erat militiae Ricardi ducis Aquitanorum, cum patre suo rege tunc temporis moram in Anglia facientis, plebem sibi commissam de manibus inimicorum decrevit eripere. Nefariis igitur illis eversoribus castellorum, agrorum depopulatoribus, incentoribus ecclesiarum, monialium oppressoribus, ordinatis quatuor aciebus prope Berbezeacum occurrerunt. In campestribus plures trucidarunt in ore gladii, partem non modicam cremaverunt in arcem conclusam. Sibi fuga reliqui consulentes, impedimenta reliquerunt in praedam. Pictavenses itaque, non tam gladio, non tam galea protecti, quam divino nutu, quatuor tantum de numero suorum percussis, hostium cuneos penetrarunt illaesi. Sicque salus in manu clericorum data satis evidenter ostendit plerisque non animos deesse sed arma. » Traduction : « Vulgrin, le comte d'Angoulême, escorté par une cohorte criminelle de Brabançons, eut la témérité de se rendre en Poitou avec des intentions hostiles. Jean, évêque de Poitiers, après avoir convoqué des auxiliaires de toutes parts et rassemblé une multitude de mercenaires, décida de délivrer des mains des ennemis le peuple qui lui était confié. Il s'unit à Théobald Chabot qui était commandant de la milice de Richard, duc des Aquitains, lequel se trouvait pour l'heure en Angleterre avec son père le roi. Ils allèrent ainsi au devant de ces criminels destructeurs de châteaux, dépeupleurs des campagnes, incendiaires d'églises, oppresseurs de moniales, ordonnés en quatre corps de bataille près de Barbezieux. Ils en massacrèrent plusieurs par le glaive dans les plaines et en firent périr une partie non négligeable par le feu sur un sommet resserré. Les autres, ayant pris la décision de s'enfuir, abandonnèrent leur bagage en guise de butin. C'est pourquoi les Poitevins, protégés non tant par le glaive ou le casque que par la volonté divine, n'ayant que quatre tués au nombre des leurs, pénétrèrent sans mal les coins formés par les ennemis. Et ainsi, le salut donné dans la main des clercs montra de manière assez éclatante au plus grand nombre que ce n'est pas l'esprit qui fait défaut, mais les armes. »

La bataille décisive contre les troupes des révoltés angoumois conduites par Vulgrin d'Angoulême a donc lieu à la fin du mois de mai 1176 (il est fait mention de la Pentecôte par Roger de Howden). Dans la mesure où ils sont relativement bavards, les deux textes permettent un certain nombre de commentaires.
- Remarquons d'abord que les versions de Roger de Howden et de Raoul de Diceto diffèrent sur de nombreux points. En ce qui concerne le site de la bataille : Roger de Howden la situe entre Saint-Maigrin et Bouteville et Raoul de Diceto à Barbezieux. Barbezieux étant à mi-chemin entre Bouteville et Saint-Maigrin, la localisation du combat est tout de même relativement précise. Une autre divergence de taille concerne la conduite des opérations : selon Roger de Howden, c'est Richard qui conduit lui-même ses troupes au combat, tandis que Raoul de Diceto affirme au contraire que le combat n'a pu être gagné que grâce à la participation de l'évêque de Poitiers. La version de Roger de Howden reste malgré tout la plus crédible, comme le relèvent à la fois John Gillingham et Jean Flori (John Gillingham, Richard Cœur de Lion..., op. cit., p. 111 ; J. Flori, Richard Coeur de Lion..., op. cit., p. 52).
En l'occurence, il nous semble que Raoul de Diceto mélange en réalité deux événements : d'une part la bataille de Saint-Maigrin-Barbezieux-Bouteville de mai 1176 et d'autre part la bataille de Malemort d'avril 1177. En effet, comme on le verra plus bas, la bataille de Malemort oppose des Brabançons et des troupes levées par un évêque, en l'occurrence l'évêque de Limoges. D'autre part, le récit de Raoul de Diceto, tout comme les récits de la bataille de Malemort dans la Chronique de Saint-Martial de Limoges ou chez Geoffroy du Vigeois, mettent l'accent sur le climat mystique et l'impression de miracle qui a entouré une victoire contre les Brabançons.
- Néanmoins les deux chroniqueurs donnent d'importants détails en ce qui concerne la composition des troupes et le déroulement d'un combat à l'époque. Signalons, à la suite de Jean Flori, que la bataille de Saint-Maigrin-Barbezieux-Bouteville est pour Richard Coeur de Lion la seule bataille rangée qu'il dirige avant son départ en croisade (J. Flori, Richard Cœur de Lion..., op. cit., p. 52).

On peut d'abord remarquer que la composition des troupes fait largement appel à des hommes d'armes rémunérés, aussi bien chez les révoltés que du côté de l'armée comtale de Richard : Brabançons d'un côté contre mercenaires locaux d'autre part. Le service d'ost des vassaux ne semble donc avoir fourni qu'une part minoritaire des combattants. Par conséquent, cette bataille a certainement mis en présences des effectifs relativement nombreux pour l'époque et pour la région. Enfin, même s'il est partiellement erroné, le récit Raoul de Diceto nous renseigne quelque peu sur les tactiques des combat utilisées pour l'occasion.
Ainsi, contrairement à ce qui était sans doute habituel en de telles circonstances, la technique du coin, utilisée par les Brabançons, n'a eu aucun effet : les Brabançons sont repoussés malgré leur organisation et on ne relève que quatre morts sur le champ de bataille du côté des Poitevins.

3. La guerre de siège
Reprenons le fil des événements : ayant calmé les ardeurs des Angoumois, Richard se tourne vers les Limousins. Il prend dans un premier temps le château d'Aixe, puis met le siège devant Limoges qui tombe rapidement entre ses mains :
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 120-121 : « Et habita victoria, promovit exercitum suum in Lemozin, ad debellandum Aimarum vicecomitem de Limoges, pro eo quod ipse pacem suam fregerat. Et obsedit castrum, quod vocatur Assea, et illud cepit, et in eo quadraginta milites. Et inde promovens exercitum suum obsedit civitatem de Limoges, et infra paucos dies cepit civitatem illam et ejus munitiones. » Traduction : « Ayant obtenu la victoire, il mena son armée en Limousin afin de vaincre Aimar, vicomte de Limoges, parce qu'il avait rompu sa paix. Il assiégea un château que l'on appelle Aixe et il le prit, ainsi que quarante milites qui s'y trouvaient. Ensuite, menant son armée, il assiégea la cité de Limoges et, en peu de jour il prit la cité et ses fortifications. »
Venu à bout des Limousins à la fin du mois de juin 1176, Richard rentre à Poitiers où il accueille son frère aîné Henri. Avec l'accord de ses barons, il se rend à nouveau en Angoumois afin d'infliger une ultime défaite au comte d'Angoulême qui ne semble pas avoir retenu la leçon de Saint-Maigrin-Barbezieux-Bouteville quelques mois plus tôt.
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 121 : « Et inde post festum Sancti Johannis Baptiste venit Pictavim, ubi rex frater suus ad eum venit. Et habito consilio baronum suorum, promovit exercitum suum in terram Uggrimi vicecomitis de Engolismo, pro eo quod pacem suam tenere noluit. » Traduction : « Et de là, après la fête de Saint-Jean Baptiste, il vint à Poitiers où son frère le roi vint à lui. Et, ayant pris conseil auprès de ses barons, il mena son armée dans la terre de Vulgrin, comte d'Angoulême, parce qu'il ne voulait pas respecter sa paix. »
Gagner une bataille rangée ne signifie pas gagner la guerre, encore faut-il prendre les places fortes. La guerre contre le comte d'Angoulême est donc désormais ponctuée par une suite de sièges : Richard prend Châteauneuf, sur la Charente (deux semaines de siège), Moulineuf (dix jours de siège) et enfin Angoulême (six jours de siège).
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 121 : « Et obsederunt Novum Castrum, et infra quindecim dies ceperunt. Et eo capto noluit frater suus diutius cum eo moram facere, sed pravo usus consilio, eum reliquit. Ricardus vero, quamvis relictus esset, processit tamen cum exercitu suo, et obsedit Mulinoys, castullum vicecomitis de Engelismo, et infra decem dies cepit ; et procedens inde, obsedit civitatem de Engelismo. » Traduction : « Il assiégèrent Châteauneuf et prirent le lieu en quinze jours. Après la prise du château, son frère ne voulut pas rester plus longtemps rester avec lui, mais par un mauvais conseil, il le quitta. Mais Richard, bien que délaissé, avança cependant avec son armée et assiégea Moulineuf une forteresse du vicomte (sic pour comte) d'Angoulême et le prit en dix jours. Et avançant, il assiégea la cité d'Angoulême. »
- Raoul de Diceto, Radulfi de Diceto..., op. cit., t. 1, p. 414 : « Dux Aquitanorum Ricardus, captis jure belli pluribus adversariorum, castellis quoque duobus eversis, Engolismenses armis emoduit ». Traduction : Le duc des Aquitains Richard, ayant fait prisonniers plusieurs adversaires par le droit de la guerre et détruit deux châteaux, réduit les Angoumois par les armes.
C'est en effet à Angoulême que se sont retranché les révoltés. On y trouve le comte Guillaume d'Angoulême et son fils Vulgrin, ainsi que les Limousins : Aimar, vicomte de Limoges, le vicomte de Vendatour et le vicomte de Chabanais. Ces grands barons passent sous le pouvoir de Richard lors de la prise de la ville.
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 121 : « Est autem sciendum, quod Ricardus comes Pictaviae obsedit infra Engolismum Willelmum Tallefer comitem Engolismi, et Bugherum filium ejus, et Aimarum vicecomitatem de Limoges, et vicecomitem de Ventadur, et vicecomitem de Chabennais. Et pro pace habenda, comes de Engolismo tradidit praedicto comiti Pictaviae civitatem Engolismi, et castellum de Butevilla, et castrum de Archiac, et castellum de Muntigernac, et castellum de Lachesa, et castellum de Melpis. Et infra sex dies comes de Engolismo ad reditionem coactus, civitatem ei reddidit, et tradidit ei obsides de persequenda misericordia domini regis patris sui et sui. Et inde misit eum et alios malefactores terrae in Angliam ad regem patrem suum. Et rex, cum ad eum venissent, remisit eos ad filium suum in Pictaviam. » Traduction : « Il faut savoir que Richard, comte de Poitou, assiégea dans Angoulême Guillaume Taillefer, comte d'Angoulême, et son fils Vulgrin, ainsi qu'Aimar, vicomte de Limoges, le vicomte de Ventadour et le vicomte de Chabannais. Et afin d'avoir la paix, le comte d'Angoulême remit audit comte de Poitou la cité d'Angoulême, le château de Bouteville, le château d'Archiac, le château de Montignac, le château de Lachèse et le château de Merpins. Et au bout de six jours le comte d'Angoulême, contraint à la reddition, lui remit la cité et lui transmis des otages afin d'obtenir la miséricorde du seigneur roi, son père, et la sienne. Et, comme ils venaient vers lui, le roi les renvoya à son fils en Poitou. »
- Raoul de Diceto, Radulfi de Diceto..., op. cit., t. 1, 414 : « Bulgarinum namque comitem et complices suos, ut regis Anglorum indignationem evaderent, in Angliam transfretare coegit. Ad pedes itaque provoluti regis patris, misericordiam consecuti sunt apud Wintoniam XIo kalendas octobris. » • Traduction : « Il [Richard] contraignit en effet Vulgrin, le comte et leurs complices à s'en aller en Angleterre afin qu'ils viennent à bout de l'indignation du roi. C'est pourquoi, s'étant jetés aux pieds du roi, ils obtinrent miséricorde à Wintonia, le 11 des calendes d'octobre » (a). Notes : (a) : le 22 octobre 1176 .

4. Pause et expédition vers le sud de la Gascogne (fin 1176-février 1177)
Le calme revenu dans la région permet à Richard de tenir sa première cour de Noël à Bordeaux en décembre 1176 :
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 131 : « Adveniente autem anno ab Incarnatione Domini MCLXXVII (...) Et Ricardus comes Pictaviae filius ejus tenuit curiam suam in Aquitania apud Burdegalensem civitatem. » Traduction : « Au début de l'an du Seigneur 1177 (...) Richard, comte de Poitou, son fils, tint sa cour en Aquitaine dans la ville de Bordeaux ».
Durant le mois de janvier 1177, Richard mène une offensive dans le sud de la Gascogne destinée à sécuriser le chemin de Saint-Jacques de Compostelle dans ses terres. Le duc prend notamment Dax, et Bayonne durant cette expédition. Sur cet épisode qui n'a pas de rapport direct avec les événements qui nous intéressent, voir l'article de Frédéric Boutoulle, « La Gascogne sous les premiers Plantagenêts (1153-1189) », dans M. Aurell et N.-Y. Tonnerre, dir., Plantagenêts et Capériens : héritages et confrontations, Turnhout, Brepols, 2006, p. 285-318, à la p. 295.
C'est au début du mois de février que Richard est de retour à Poitiers. La révolte des barons angoumois et limousins s'est donc terminée par leur défaite totale. Richard peut donc légitimement triompher : en quelques années il a pu faire la preuve de ses capacités à ramener le calme dans une Aquitaine bien remuante, tout en affirmant son talent militaire. Depuis Poitiers il envoie donc auprès de son père des émissaires chargés d'annoncer la pacification définitive de l'Aquitaine :
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 132 : « Et sic pacificatis universis provinciis, in Purificatione sanctae Mariae venit Pictavim, et inde direxit nuncium suum in Angliam ad regem patrem suum. » Traduction : « Ayant ainsi pacifié toutes ses provinces, il [Richard] vint à Poitiers lors de la Purification de sainte Marie (a), et de là il envoya en Angleterre des émissaires auprès de son père le roi. » Notes : (a) : le 2 février 1177.

Dans leur récit, J. Gillingham (Richard Coeur de Lion..., op. cit., p. 114) et J. Flori (Richard Coeur de Lion..., op. cit., p. 52) ajoutent que Richard licencie ses mercenaires à ce moment. On peut voir que le texte ne mentionne pas explicitement cette action : elle est néanmoins vraisemblable dans la mesure où Richard met un terme à ses campagnes en ce début d'année 1177. Le désoeuvrement des troupes licenciées, mais aussi et surtout le manque de revenus dont elles souffrent maintenant expliquent en grande partie la bataille de Malemort qui a lieu deux mois plus tard...
L'épilogue de la révolte de 1176 a lieu quelques temps plus tard, à la fin de l'année 1177, à l'occasion de la venue d'Henri II et de ses fils en Limousin :
- Roger de Howden, Gesta Henrici..., op. cit., t. 1, p. 169 : « Et profectus est inde rex in Lemovecensem provinciam, et implacitavit comites et barones Lemovenses, et caeteros comprovinciales qui contra eum cum filiis suis tenuerant tempore guerrae : et multa gravamina eis intulit secundum quod unusquisque promeruit : et postea reversus est in Berriam. » Traduction : « Et de là le roi s'avança dans la province de Limousin et il confondit les (vi)comtes et les barons du Limousin, ainsi que leurs compatriotes qui avaient tenu le parti opposé à lui et à ses fils du temps de la guerre. Il leur infligea de nombreux châtiments selon leur mérite. Et ensuite, il revint en Berry. »

Le vicomte de Limoges et le vicomte de Turenne durent céder pour l'occasion leurs principale forteresse à des officiers de Richard : Limoges pour le premier, Turenne pour le second. Il y eut également des mesures prises à l'encontre du comte d'Angoulême si l'on en croit John Gillingham (John Gillingham, Richard Coeur de Lion..., op. cit., p. 116). Après avoir campé le décor général, il est temps de s'intéresser (enfin) à la bataille de Malemort.



III. La bataille de Malemort

A. Présentation des sources

La bataille de Malemort ne fait l'objet d'aucune mention chez les « grands » chroniqueurs s'intéressant aux Plantagenêts dans les années 1170 ; ceux-ci ne semblent pas avoir eu connaissance de l'événement. Leur horizon est plus vaste, puisqu'ils traitent de la politique des Plantagenêts à l'échelle de l'Occident.
À l'inverse, on trouve une certaine myopie dans la vision des auteurs limousins qui sont les seuls à rapporter les événements de Malemort, sans les rattacher explicitement à un contexte plus général. Ce point de vue montre bien la portée essentiellement locale de l'événement. Voici les oeuvres mentionnant la bataille de Malemort, présentées par ordre d'importance :
Un bref compte-rendu de la bataille de Malemort a été rédigé dans un fragment de chronique de l'abbaye de Saint-Martial de Limoges.
- Chroniques de Saint-Martial de Limoges, éd. Henri Duplès-Agier, Paris, Vve J. Renouard, 1874 [p. 189]. L'extrait concernant Malemort se trouve également dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 12, Paris, V. Palmé, 1877, p. 446 (n.).

L'auteur majeur pour l'histoire du Limousin à notre période est Geoffroy de Vigeois (sans doute mort en 1184). Comble du bonheur pour les historiens du XIIe siècle, sa Chronique est fiable. Elle fourmille de détails et de précisions en tous genres, ce qui n'est toujours le cas des oeuvres contemporaines. Mais il y a un revers de la médaille, dans la mesure où certains passages restent assez obscurs... Voici les éditions de cette chronique :
- Geoffroy du Vigeois, éd. Philippe Labbé, Novae Bibliothecae..., 2, Paris, 1657.
- Geoffroy du Vigeois, Ex chronico Gaufredi coenobitae monasterii Sancti Martialis Lemovicensis ac prioris Vosiensis coenobii, in Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 12, Paris, V. Palmé, 1877 (2 éd.), p. 421-450 [p. 446].
Comme le laisse deviner le titre, il ne s'agit ici que d'extraits de la chronique originale qui concernent la période 1060-1182. Les éditeurs s'appuient sur l'édition de Dom Philippe Labbé (l'original des Chroniques est détruit). Les coupures faites dans le texte ne semblent pas altérer le sens général de l'oeuvre de Geoffroy de Vigeois. Mais dans certains cas, le texte latin semble assez corrompu, ce qui altère la compréhension de quelques passages.

- Bernard Itier, Chronique, éd. Jean-Loup Lemaître, Paris, Les Belles Lettres, 1998 (Classiques de l'histoire de France au Moyen Âge, 39). Bernard Itier est né en 1163 en Limousin dans une famille de l'aristocratie locale ; il est entré comme moine à 14 ans à Saint-Martial de Limoges en 1177 où il occupe différents offices en lien avec la bibliothèque (il fut Bibliothécaire de l'abbaye). Il meurt en 1225. Sa Chronique est une suite de notices événementielles rédigées dans les marges de vieux manuscrits (on ne gaspille pas le parchemin). C'est un contemporain de la bataille de Malemort et à ce titre, il en fait mention dans ses notices.

B. Les récits de la bataille

1. Le texte de la Chronique de Saint-Martial de Limoges
« Anno Mo Co LXXo VIIo, XXIo die mensis aprilis, in die Cene, vergente diei vespere, dedit Dominus victoriam G., episcopo Lemovicensi, de Brebansonibus, quorum erat caput W. clericus, qui mortuus fuit in eodem conflictu, cum duobus milibus sive amplius apud castrum de Malamort, cum antea vocaretur dictum castrum Beufort. Alexandro vivente, Ludovico regnante, Ademaro, vicecomite Lemovicensi, praedicte victorie primicerio existente ». (Chroniques de Saint-Martial de Limoges..., op. cit, p. 189) Traduction : « En l'an du Seigneur 1177, le vingt-et-unième jour du mois d'avril, jour de la Cène, à la tombée du jour, le Seigneur donna le victoire à G[éraud], évêque de Limoges, sur des Brabançons. À la tête de ceux-ci se trouvait G[uillaume] un clerc qui trouva la mort dans ce combat avec deux mille personnes ou plus, au château de Malemort qui auparavant était nommé château de Beaufort. Ceci eut lieu du vivant d'Alexandre(a), sous le règne de Louis (b), et en présence d'Adémar, vicomte de Limoges, chef militaire de cette victoire ». Notes : (a) : Alexandre III, pape (1159-1181) (b) : Louis VII, roi de France (1137-1180)

2. Le texte de la Chronique de Geoffroy du Vigeois
Nous avons volontairement restreint le texte cité ici au passage qui concerne directement la bataille de Malemort et les événements immédiatement postérieurs rapportés par Geoffroy de Vigeois. En effet, il nous semble que le passage précédant immédiatement celui que l'on va lire ne concerne en fait qu'assez indirectement notre sujet : il s'agit de « l'affaire du costume bariolé », des Basques dans la Corrèze, de « Picameill » etc... C'est un passage au latin extrêmement corrompu et de ce fait assez incohérent.. Il est certes possible d'en comprendre le sens général (et encore... certaines phrases n'ont aucun rapport entre elles), mais il est pratiquement impossible d'en faire une traduction littérale alors que cela est possible avec le reste. Ce problème peut avoir plusieurs explications : il peut s'agir d'une mauvaise édition de la source (qui, rappelons-le, est partiellement coupée par endroits), ou bien d'une mauvaise copie de Labbé sur un manuscrit original qui était peut être illisible. À essayer de comprendre le passage qui précède celui consacré à la bataille de Malemort, on n'a pas l'impression que les faits rapportés aient un quelconque rapport avec celle-ci. C'est peut-être trompeur... mais il me semble bien que l'affaire de l'habit de couleur n'explique en rien ce qui suit.
Voici l'extrait concernant la bataille de Malemort et les événements qui suivent : « Brabantiones tunc graviter Exandonensem terram devastavere : novissime Malamortense castrum, tutelae causa, petiere. Dominica in Palmis, D. Isembertus abbas publice populos incitavit ad arma : qui prompta voluntate parati venere. Episcopum Geraldum Grandimonte tunc morantem adeunt, qui libenter comitatus est properantes. Abbas secum pretiosam detulit crucem, quam Guillermus Vidal apportaverat olim ab Hierosolymis cum ossibus uxoris in via defuncte, dominica II de Adventu, VI idus decembris, anno quo Audebertus de Marchia et Guillermus Engolismensis consurrexerunt contra regem Anglorum. Igitur praesente abbate et praesule, Dominica Coena, XI kalendae aprilis, Ademarus vicecomes Lemovicensis in prima acie ; Archambaldus Combornii vicecomes in secunda ; Oliverius de Turribus in tertia ; Eschivard de Chabanes in quarta, cum paucis duo millia utriusque sexus ab hora VI usque ad XI inter Malamortem atque Brivam trucidavere. Petrus Iterii de Visio solus ex militibus nostris ibidem perimitur : Lambertus de Faventinas infra Brivam cum suis evasit in castro Malamortensi : occisorum princeps Guillelmus clericus quondam crudeliter trudidatus est. Hic cum eisdem sub Frederico Romanam olim vastaverat urbem, eratque oriundus ex Cameracensi castro, quo vocatur Autbois. Feria IV hebdomadae Paschalis centum fere millia hominum et ducenti milites undique confluxere. Eo die venit Lobar, cepitque burgum et castrum de Segur, destruens moenia universa, suasu Raymundi de Torrena. Ipso Pascha in castro de Segur obiit uxor Fulcherii de Peirusa ; pauperes reficiuntur qui ad caritatem concurrerant ; quae Arnaco tumulatur. Sequenti Dominica, milites regressi eleemosynam plenariam egenis erogavere. Fuit eo anno fames, mortalitas et siccitas intolerabilis. Post praelium Molamortense etiam ante messem abundantia extitit panis. » Traduction : « Les Branbançons dévastèrent alors violemment la terre d'Yssandon. Pour pour cause de tutelle, ils prirent le très récent château de Malemort. Le dimanche des Rameaux, le seigneur abbé Isembert(a) appela publiquement le peuple aux armes. Celui-ci vint équipé d'un prompt mouvement. Ils rejoignirent l'évêque Géraud(b) qui se trouvait alors à Grandmont et qui les accompagna volontiers en hâte. L'abbé prit avec lui une croix précieuse que Guillaume Vidal avait jadis rapportée de Jérusalem avec les ossements de son épouse défunte en route, le deuxième dimanche de l'Avent, le 6 des ides de décembre, l'année où Audebert de la Marche et Guillaume d'Angoulême se soulevèrent ensemble contre le roi d'Angleterre(c). Ainsi, en présence de l'abbé et de l'évêque, le jour de la Cène du Seigneur(d), le 11 des calendes d'avril(e), Adémar, vicomte de Limoges à la tête du premier corps de bataille, Archambaud, vicomte de Comborn à la tête du deuxième corps, Olivier de Lastours à la tête du troisième, Eschivard de Chabanais à la tête du quatrième, avec peu d'hommes, massacrèrent deux mille personnes des deux sexes entre Malemort et Brive, de la sixième à la onzième heure(f). Parmi nos milites, seul Itier de Visio périt en ce lieu. Lambert de Faventines, au-dessous de Brives, s'enfuit avec les siens dans le château de Malemort. Le premier des morts, l'ancien clerc Guillaume, fut massacré avec cruauté. Celui-ci avec les autres avait jadis dévasté la ville de Rome sous les ordres de Frédéric(g) ; il était originaire d'un château du Cambraisis que l'on appelle Autbois(h). »
Il semble qu'il faille arrêter ici le récit de la bataille de Malemort proprement dit ; les événements qui suivent sont des événements postérieurs : malheureusement, Geoffroy de Vigeois n'explicite pas les rapports qui unissent ces événements -ou pas- à la bataille de Malemort. Le passage semble révélateur de la méthode de narration de Geoffroy de Vigeois : il passe parfois d'un sujet à l'autre sans faire de lien.
Suite du texte : « La quatrième férie de la semaine de Pâques environ mille hommes et deux cent milites affluèrent de toutes parts. En ce jour vint Lobar(i) qui prit le bourg et le château de Ségur, détruisant tous les remparts sur le conseil de Raymond de Torrena(j). En ce jour de Pâques mourut au château de Ségur l'épouse de Foulques de Peirusa. Le nombre des pauvres venant demander la charité se renouvelait sans cesse. Elle fut enterrée à Arnac. Le dimanche suivant, les milites qui s'en étaient retournés distribuèrent une aumône complète aux pauvres. En cette année il y eut une famine, une mortalité et une sécheresse intolérable. Après le combat de Malemort, encore bien avant la moisson, il commença à y avoir du pain en abondance. » Notes : (a) : abbé de Saint-Martial de Limoges. (b) : évêque de Limoges. (c) : le 8 décembre 1168. (d) : le Jeudi saint. (e) : le 21 avril 1177. (f) : entre 14 h et 20 h environ. (g) : prise de Rome par Frédéric Barberousse durant l'été 1166. (h) : Sans doute Outrebois, dans le département de la Somme. (i) : Qui est-ce... Il apparaît déjà un peu plus haut dans le texte (dans la partie non reproduite ici), de manière tout aussi impromptue... une célébrité de la région à l'époque sans doute... (j) : Raymond de Turenne...

3. La Chronique de Bernard Itier
« Anno gracie Mo Co LXXVIImo, facta est occisio Malamortensis, et ego frater Bernardus in monacum receptus fui puer scolaris, et obiit Geraldus Lemovicensis episcopus. » Traduction (J.-L. Lemaître) : « L'an de grâce 1177, eut lieu le carnage de Malemort, et moi, frère Bernard, je fus reçu comme moine, comme écolier, et mourut l'évêque de Limoges Gérard. » C'est la troisième source qui mentionne la bataille de Malemort, et la moins bavarde. On ne sait pas à quelle date elle a été rédigée, sans doute au début du XIIIe siècle, ce qui montre que la bataille de Malemort avait durablement marqué la mémoire collective locale. Pourtant, le but de Bernard Itier n'est pas de raconter la bataille, mais de parler de sa vie... Dommage...

C. Quelques pistes de réflexion pour la reconstitution

1. Les intervenants
a. Les Brabançons
Nous avons laissé Richard Coeur de Lion à Poitiers le 2 février 1177 à Poitiers (voir plus haut II, B). À ce moment là, comme on l'a vu plus haut, le duc semble avoir licencié les mercenaires qu'il avait engagé pour son propre compte. Le retour de la paix en Aquitaine signifie également que les mercenaires engagés par les seigneurs locaux (voir plus haut II, B) se retrouvent sans travail et donc sans moyen de subsistance. Une population de professionnels de la guerre difficilement contrôlable et sans doute relativement importante se retrouve lâchée dans la nature.
Il semble à première vue que l'on puisse opérer une distinction entre deux types de mercenaires :
- Des mercenaires locaux, recrutés dans une Aquitaine assez large, d'une part. Il s'agit de ceux qui ont été recrutés par Richard en 1176 (cf. Roger de Howden : « Richard, comte de Poitou, réunit une grande armée en Poitou, et un grand nombre de milites des régions voisines venait vers lui en raison des soldes qu'il leur donnait »).
- D'autre part, on trouve les Brabançons. Ils apparaissent dans la région lors de la révolte de 1173-1174 au service d'Henri. Ce sont certainement les mêmes -ou une partie d'entre eux- que l'on retrouve lors de la bataille de mai 1176 aux côtés de Vulgrin d'Angoulême, puis lors de la bataille de Malemort. Ils sont présentés par Geoffroy de Vigeois comme des professionnels de la guerre très expérimentés : l'un d'entre eux aurait participé à la prise de Rome par l'empereur Frédéric Barberousse en 1166. Qui sont ils réellement... C'est assez difficile à préciser dans la mesure où il s'agit d'un terme générique désignant des mercenaires qui ne sont pas obligatoirement originaires du Brabant. Notons tout de même que le chef des Brabançons, Guillaume Le Clerc, originaire de la région de Cambrai, entre tout à fait dans une définition étroite du terme.
Ils se déplacent dans la région avec leurs « épouses » puisque Geoffroy de Vigeois précise que les Limousins « massacrèrent deux mille personnes des deux sexes ».
À partir de cette indication on peut sans doute aller plus loin : il est probable qu'il y avait des enfants parmi les victimes du côté brabançon... Et c'est certainement un nombre relativement important de non-combattants chez les Brabançons qui explique leur défaite face aux troupes locales. Comment expliquer autrement la défaite de professionnels très expérimentés, sinon par leur infériorité numérique : Le miracle divin s'explique peut-être de la sorte...

L'apparition des Brabançons uniquement dans les rangs des révoltés ne signifie pas que Richard Coeur de Lion n'ait pas fait appel à eux pour ses expéditions. Chez Raoul de Diceto et Roger de Howden, on a certainement affaire à un parti pris favorable à Richard en ne mentionnant pas la présence des Brabançons dans ses troupes, mais dans celles de ses ennemis. Les Brabançons de Malemort étaient-ils auparavant au service de Richard... C'est très probable, mais rien ne permet de l'affirmer à la lecture des sources.

Le chef des Brabançons, Guillaume Le Clerc, clerc défroqué comme son nom l'indique, est un personnage haut en couleurs. D'après Geoffroy de Vigeois, il est né au château d'Outrebois en Cambraisis (ascendance noble... cadet destiné à entrer dans les ordres... ou bien bâtard... on ne sait. Seules des recherches approfondies en Cambraisis nous en apprendraient plus). Destiné à la cléricature, il laisse tomber le service de Dieu pour celui du Diable en devenant mercenaire (c'est ce que sous-entend l'analyse de Geoffroy de Vigeois). Et comble du déshonneur, il participe au pillage de Rome, la ville sainte, en 1166... Le prieur de Vigeois laisse ainsi sous entendre que la mort misérable qu'il reçoit à Malemort n'est donc qu'un juste châtiment bien mérité...

b. Les Limousins
Ici, nous manquons de matière car les textes consultés fournissent peu d'éléments sur les personnages principaux.
Cependant, l'iconographie régionale nous renseigne raisonnablement sur l'apparence sinon des personnages directement, du moins sur celle de leur homologues.
Les clercs :
- Géraud, évêque de Limoges
- Isembert, abbé de Saint-Martial de Limoges.
Les laïcs :
- Adémar, vicomte de Limoges
- Archambaud, vicomte de Comborn
- Olivier de Lastours à la tête du troisième
- Eschivard de Chabanais

Comme nous pouvons le constater, tout "tourne" autour des Comborn:
- Adhémar V ( ou Aymar ) de Limoges est le petit-fils d'Archambaud IV de Comborn et donc le neveu de Archambaud V de Comborn qui dirige un des corps d'armée à Malemort ;
- Olivier de Lastours est marié avec Almodie de Comborn, soeur d'Archambaud V, ce qui en fait un oncle par alliance d'Adhémar de Limoges... ;
- Eskivat de Chabanais seigneur de Confolens et de Chabanais est le second époux de... Matabrune de Ventadour (or les Ventadour sont une "branche" des Comborn...) ;
- Raymond II de Turenne est également un descendant d'Archambaud Ier de Comborn ;
- Les Comborn et les Limoges ont aussi des liens familiaux avec les Taillefer d'Angoulème puisque Guillaume IV a été successivement marié à Emma de Limoges, puis à Marguerite de Turenne ;
- Et pour finir, même les familles ennemies de Comborn et Malemort sont liées à cette époque puisque Géraud de Malemort (1135-1177) a marié ses fils Gaubert et Gilbert avec respectivement Pétronille ( ou Garcile ) de Comborn et Marguerite de Lastours... Il s'avère donc que le soulèvement des barons limousins et angoumois contre Richard ait été une affaire de famille...


2. Le déroulement de la bataille de Malemort
C'est l'arrivée des Brabançons en Limousin qui semble être le point de départ des événements conduisant à la bataille de Malemort. Ceux-ci prennent d'abord Yssoudun, puis Malemort. La prise des places fortes n'a certainement pas été leur seul fait d'armes et on peut très certainement transposer en Limousin la liste des méfaits des Brabançons fournie par Raoul de Diceto un peu plus tôt (cf. II, B, 2) : « ces criminels destructeurs de châteaux, dépeupleurs des campagnes, incendiaires d'églises, oppresseurs de moniales. » Un petit indice permet d'affirmer que la prise de Malemort par les Brabançons n'a peut-être pas été décidée de leur propre initiative : le château de Malemort est pris « pour cause de tutelle ». C'est-à-dire que dans ce cas un suzerain a fait valoir ses droits sur un vassal mineur : les Brabançons semblent donc avoir agi sur ordre. Ordre de qui... Difficile à dire à moins de savoir qui était le suzerain à l'époque... et de toutes façons le seul suzerain assez puissant pour imposer sa volonté dans la région à l’époque est Richard...
L'arrivée des Brabançons et leurs premiers méfaits ont lieu entre février et avril, c'est-à-dire durant la période de l'année où l'on atteint la fin des réserves de céréales, ce qui rend les prélèvements opérés par les soldats particulièrement malvenus en cette période de soudure... Face aux déprédations des mercenaires qui touchent clercs et laïcs, c'est le clergé qui prend l'initiative d'appeler à une réaction armée. La proposition de l'abbé de Saint-Martial de Limoges est soutenue par l'évêque de Limoges, tandis que le peuple répond en nombre. L'encadrement des troupes -certainement des milites accompagnés par des hommes du peuple armés- est assuré par l'aristocratie locale. À travers ces trois ordres (clergé, aristocratie, peuple) c'est l'ensemble de la société locale unie par un large consensus qui s'apprête à en découdre contre les Brabançons. En tant qu'étrangers à cette société, les Brabançons en si grand nombre représentent déjà une menace, même s'ils ne s'étaient livrés à aucun pillage. La cause de cette société unie toute entière est donc une cause juste. À ce titre, c'est une cause soutenue par Dieu : les deux textes mettent fortement l'accent sur cet aspect.
Quelques exemples sans tout relever (on y pourrait y passer du temps...) : Chronique de Saint-Martial de Limoges : « le Seigneur donna le victoire à G[éraud], évêque de Limoges. » D'autre part, l'insistance avec laquelle Geoffroy de Vigeois date les événements en référence à la Passion du Christ participe de la même vision.

a. L'ordonnancement de la bataille et la reconstitution.
Les textes qui ne donnent pas tellement de détails sur le sujet laissent un champ relativement libre à la reconstitution.
- L'armée limousine est placée sous le commandement (suprême pourrait-on dire) de l'évêque de Limoges secondé par l'abbé de Saint-Martial de Limoges. En toute bonne logique, les clercs qui rédigent les chroniques par la suite attribuent à leur ordre le mérite premier de la victoire... Il ne faudra donc pas oublier de mettre en scène l'évêque et l'abbé, ce dernier avec sa précieuse croix, sinon l'on ne respectera pas l'esprit de la bataille... Les « basses oeuvres » sont laissées entre les mains des laïcs qui se chargent de l'exécution (on retrouve le même schéma pour la bataille de Saint-Maigrin). Les combattants sont encadrés par quatre grands barons locaux : le vicomte de Limoges, le vicomte de Comborn, le seigneur de Lastours et le seigneur de Chabanais. Le chiffre quatre a bien évidemment ici aussi sa symbolique (les quatre Évangélistes ; il doit y avoir des allusions de ce genre aussi dans l'Apocalypse de Jean)... Il faut noter qu'au moins Adémar, le vicomte de Limoges faisait partie des révoltés contre Richard Coeur de Lion quelques mois plus tôt (ceci n'est peut-être pas innocent : il a sûrement mal digéré ses défaites face à des adversaires qui devaient certainement être des Brabançons, du moins en partie).
- Les Limousins se sont ordonnés en quatre groupes sur le champ de bataille : le terme latin d'acies utilisé par Geoffroy de Vigeois peut être traduit de diverses manières... ligne, colonne, conroi ou corps de bataille comme nous l'avons traduit ici. Le latin classique exprime l'idée de « groupe ordonné pour la bataille », quant à savoir comment c'était à Malemort, c'est un autre problème. En face, nous n'avons aucune indication pour savoir comment s'étaient ordonnés les Brabançons... Cette lacune laisse carte blanche pour la reconstitution de l'événement (en prenant en compte le fait qu'il faut aussi caser des femmes et des enfants).
- L'action : Pas de détails extrêmement précis donnés par les textes qui insistent tous deux sur l'aspect « massacre » : peu d'hommes ont réussi à faire 2 000 tués si l'on en croit Geoffroy de Vigeois. 2 000 est bien évidemment un chiffre symbolique : il y a certainement eu beaucoup moins de victimes, mais elles étaient nombreuses par rapport au nombre des Limousins qui n'ont eu presque aucune perte. La durée de l'action est très précisément indiquée : « de la sixième à la onzième heure » selon Geoffroy de Vigeois (entre 14 h et 20 heures environ si l'on convertit les heures latines dans notre système). Cette indication correspond bien avec celle de la Chronique de Saint-Martial de Limoges qui signale que la bataille a pris fin à la tombée du jour (le soleil se couche vers 21 heures en avril).
- La bataille s'est-elle déplacée : Les expressions laissent penser qu'il y a eu un peu de mouvement : « entre Malemort et Brive, (...). Parmi nos milites, seul Itier de Visio périt en ce lieu [donc à Brives]. » Puis, « Lambert de Faventines, au-dessous de Brives, s'enfuit avec les siens dans le château de Malemort. » : un des Limousin (il semble que c'en est un, mais ce n'est pas sûr) se retire du champ de bataille pour reprendre le château de Malemort.

b. Les événements postérieurs à la bataille rapportés par Geoffroy de Vigeois
Ils sont (relativement) confus : il est assez difficile de saisir quel lien relie le massacre des Brabançons et la prise du château de Ségur par Lobar dans les jour qui suivent (était-il tenu par des Brabançons... Ce n'est pas précisé). La mort de l'épouse de Foulques de Peirusa n'a rien à voir avec la bataille non plus. Tout au plus on pourrait montrer des milites qui arrivent après la bataille (« La quatrième férie de la semaine de Pâques environ mille hommes et deux cent milites affluèrent de toutes parts. ») certainement des retardataires qui n'avaient pas encore pris les armes lorsque la bataille a eu lieu, et enfin montrer tous les milites faire de larges aumônes... mais ce serait rompre l'unité de temps et (horreur!!) on s'écarterait du déroulement historique des faits, aussi notre reconstitution gagnera-t-elle à s'arrêter à la "mort" de Guillaume le Clerc, le chef des Brabançons.

Annexe

Voici une nouvelle source susceptible d'éclairer un peu mieux les événements en Limousin à l'époque de la bataille de Malemort. Il s'agit d'une lettre envoyée par Archambaud de Maumont, abbé de Solignac (aujourd'hui dans le département de la Haute-Vienne), à son collègue Erlebald, abbé de Stavelot-Malmédy (en Belgique). Cette lettre fait partie du fonds d'archives de l'abbaye belge et a été publiée dans le Recueil des chartes de l’abbaye de Stavelot-Malmédy, éd. J. Halkin et C. G. Roland, Bruxelles, 1909, vol. 1, n° 268, p. 506-507.
Pourquoi ces liens entre l'abbaye de Solignac et celle de Stavelot Malmédy... Cela tient à leur origine : le premier abbé de Solignac au VIIe siècle a été Saint Remacle, qui est aussi le fondateur et le premier abbé de Stavelot-Malmédy. La lettre montre bien que les deux établissements ont gardé des liens entre eux. Voici donc un document assez exceptionnel pour nous. Le problème, c'est qu'il pose un gros problème : sa datation. Les Aquitains du XIIe ne voyaient pas l'utilité de mentionner systématiquement la date au bas des rares documents qu'ils prenaient la peine de rédiger... c'est donc à nous de la deviner avec les éléments qu'ils contiennent!! Voici la datation proposée par les éditeurs de la lettre : entre 1170 et 1176. Ils s'appuient sur deux éléments :
1. Le titre de comte de Poitiers reçu par Richard en 1170 ;
2. La victoire de Richard sur les Brabançons en 1176 (à la bataille de Saint-Maigrin, voir ci-dessus II, B, 3).
Cette datation peut être discutée :
1. Richard ne commence à s'intéresser aux affaires du Limousin que vers 1176 (début de la révolte angoumoise et limousine) ;
2. La victoire de Richard sur les Brabançons à Saint-Maigrin en mai 1176 ne met pas fin à leur présence dans la région (ils sont présents à Malemort l'année suivante) ;
3. La venue, mentionnée en fin de lettre, d'Henri II et de ses fils en Limousin, est datée de la fin de l'année 1177, d'après Roger de Howden (voir ci-dessus Malemort II, B, 4) ;
4. L'abbé de Solignac Archambaud de Maumont a été en place de 1157 à 1177 (dates fournie par les éditeurs de la lettre, sans référence de source).
Donc, à notre avis, on peut proposer une datation un peu différente pour la lettre : entre 1175/76 et 1177. Du coup, cette lettre nous éclaire directement sur le contexte de la bataille de Malemort.
Voici la version originale, suivie d'une version rapidement traduite : « Venerabili patri et domino Erlebaldo Dei gratia Stabulensis ecclesie ministro, Archambaldus eadem gratia Sollemniacensis ecclesie humilis minister salutem et specialem dilectionis prerogativam. Licet longis terrarum spatiis ab invicem disjungamur, mente tamen unum et idem esse debemus. Propterea, quod utrimque denegat materie carnalis defectus, mutue profecto caritatis emendet affectus, et alternantiumque orationum compenset effectus. De statu siquidem ecclesie nostre vobis notificamus quod feria VIa ante Pentecosten Braimansiones et Theutonici, consilio et auxilio comitis Pictavensis, in villam nostram venerunt et in eadem villa tredecim diebus manserunt et omnia nostra tam interiora quam exteriora fere diripuerunt. Nos autem et fratres nostri, Deo annuente et beato Eligio et patrono nostro sanctao Remaclo interveniente, sani et incolumes remansimus. Postea Henricus rex Anglie, cum filiis suis veniens, fuit in patria nostra per unum mensem et, per auxilium illud, quod nobis remanserat ejus exercitus consumpsit. Verumtamen corpus ecclesie non invasit, sed tamen res ipsas quas monasterium continebat precio magno denariorum redemimus. Nunc vero patrociniis sanctorum protecti et orationibus vestris suffluti, quasi de novo Deo auxiliante credimus meliorari. » Traduction : « Au vénérable père et seigneur Erlebald, par la grâce de Dieu serviteur de l'église de Stavelot, Archambaud, par la même grâce humble serviteur de l'église de Solignac, salut et spécial témoignage d'affection. Bien que nous soyons mutuellement séparés par une vaste étendue de terres, nous devons cependant être un et semblables. Pour cette raison, ce que de part et d'autre un défaut de matière terrestre nous refuse, l'affection le corrige par un progrès mutuel dans la charité. En ce qui concerne l'état de notre église, nous vous faisons savoir que la sixième férie [le vendredi] avant la Pentecôte, des Brabançons et des Allemands vinrent dans notre bourg sur le conseil et avec l'aide du comte de Poitou. Ils y restèrent treize jours et mirent à sac presque tous nos biens tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Nous et nos frères, avec l'assentiment de Dieu et grâce à l'intervention de saint Éloi et de notre patron saint Remacle, nous sommes restés sains et saufs. Ensuite Henri, roi d'Angleterre, venant avec ses fils, resta dans notre patrie durant un mois et, avec son aide, son armée détruisit ce qu'il nous restait. Il n'envahit pas la nef de l'église, mais nous avons dû racheter à grand frais les biens qui se trouvaient dans le monastère. Désormais, protégés par le patronage des saints et soutenus par vos prières, nos croyons nous porter mieux, comme si Dieu nous aidait à nouveau. »

Voici donc un texte important pour plusieurs raisons :
Il met d'abord en évidence les liens qui unissent les Brabançons et Richard Coeur de Lion. Au passage, on remarquera que le texte prend soin d'expliciter de qui il s'agit : « Braimansiones et Theutonici » (des Brabançons et des Allemands). Ceci nous permet d'élargir un peu l'éventail des origines des stipendiaires engagés dans la région. La présence d'Allemands -ou de soldats ayant servi en Allemagne- ne surprend pas vraiment lorsqu'on se souvient que le chef tué à Malemort, Guillaume Le Clerc, avait été au service de Frédéric Barberousse. Ces mercenaires travaillent donc maintenant pour le compte de Richard : l'expression consilio et auxilio comitis Pictavensis est on ne peut plus claire. C'est sur son ordre que les Branbançons ont envahi l'abbaye de Solignac. Cela explicite aussi un bout de phrase qui restait obscur chez Geoffroy de Vigeois : « Les Branbançons dévastèrent alors violemment la terre d'Yssandon. Pour cause de tutelle, ils prirent le très récent château de Malemort ». Le motif de la tutelle ne peut être mis en avant que par un suzerain : il est logique que ce soit Richard qui le fasse valoir, surtout ici dans le cas d'une fortification nouvelle. Donc, c'est très certainement sur ordre de Richard que les Brabançons ont pris le château de Malemort au début de l'année 1177.
Le texte montre que Richard Coeur de Lion s'en est pris à des communautés religieuses limousines. Solignac a fait l'objet de deux occupations et d'un pillage en règle. Les raisons de cette occupations ne sont bien sûr pas explicitées par la lettre. L'abbé de Solignac a tout avantage à se poser en innocente victime dans une lettre envoyée à une abbaye amie, très certainement en vue de récupérer de l'aide sonnante et trébuchante. Même s'il est possible qu'il soit entièrement innocent, il est peut-être probable qu'il ait soutenu la révolte des barons limousins contre Richard. Cette occupation par les Brabançons et par les Allemands peut être vue comme une mesure de représailles (et c'est tout à fait le cas pour la seconde occupation en présence d'Henri II). Le soutien de l'évêque de Limoges et de l'abbé de Saint-Martial aux barons limousins lors de la bataille de Malemort s'explique certainement de la même manière : les intérêts de ces seigneurs ecclésiastiques ont certainement été mis en cause par la politique de Richard en Limousin.
Il nous semble en effet qu'une révolte aussi large en Limousin peut s'expliquer par l'essai, de la part de Richard Coeur de Lion, d'affirmer son autorité ducale dans cette région entre 1176 et 1177. C'est d'ailleurs la même politique qu'il mène dans les autres parties de son duché (Poitou, sud de la Gascogne par exemple). L'intrusion de ce nouveau pouvoir en Limousin n'a donc pas été très appréciée par les Limousins eux-mêmes. Le problème des Limousins vaincus, c'est qu'ils vont payer très cher cette insoumission lorsque Henri II se déplacera en personne dans la région à la fin 1177. Voici ce que dit Roger de Howden sur le sujet : « Et de là le roi s'avança dans la province de Limousin et il confondit les (vi)comtes et les barons du Limousin, ainsi que leurs compatriotes qui avaient tenu le parti opposé à lui et à ses fils du temps de la guerre. Il leur infligea de nombreux châtiments selon leur mérite. Et ensuite, il revint en Berry. » La lettre montre que Solignac a payé une seconde fois sa participation -ou son soutien- à la révolte des barons limousins.

Quid de la bataille de Malemort dans tout ça... Cette lettre permet de relativiser les informations fournies par les sources essentielles de la bataille de Malemort que sont Geoffroy de Vigeois et la Chronique de Saint-Martial de Limoges. Ce nouveau point de vue permet d'affirmer qu'il s'agit de récits biaisés. Ils présentent une vision « officielle » des événements, du point de vue des intérêts de l'abbaye de Saint-Martial (rappelons que Geoffroy de Vigeois est moine de Saint-Martial). L'insistance avec laquelle les deux récits insistent sur le caractère miraculeux de la victoire de Malemort est une manière de justifier la prise d'armes contre Richard tout en se mettant hors de cause (s'ils ont gagné contre les Brabançons, c'est qu'ils étaient soutenus par Dieu). D'ailleurs, Richard n'est jamais nommé, et pour cause, il valait mieux ne pas dire que l'on s'était soulevé contre le duc légitime... Il est tellement plus facile de faire retomber la faute sur les Brabançons, mal considérés par tous à l'époque, y compris par ceux qui les employaient...

Cette lettre de Solignac est donc d'autant plus importante qu'elle permet de contourner la «propagande» de l'abbaye de Saint-Martial de Limoges autour de la bataille de Malemort.
Comme quoi, la maîtrise de l'écrit permet de faire passer pas mal de choses à la postérité...

Bibliographie

Boutoulle (Frédéric), « La Gascogne sous les premiers Plantagenêts (1154-1199) », in Martin Aurell, Noël-Yves Tonerre, éd., Plantagenêts et Capétiens : confrontations et héritages, Turnhout, Brepols, 2006, p. 185-317.
Flori (Jean), Richard Coeur de Lion, le roi chevalier, Paris, Payot, 1999, 598 p. (Biographie Payot)
Gillingham (John), Richard Coeur de Lion, Paris, Éd. Noêsis, 1996, 400 p.
Ippolito (Marguerite-Marie), Richard Coeur de Lion et le Limousin, Paris, L'Harmattan, 1999, 111 p.
Richard (Alfred), Histoire des comtes de Poitou, t. V (1152-1189),
Éd. Pyrémonde-Princi Negue, 2005. Sur la révolte de 1176-1177, voir p. 164-165, sur Malemort p. 167. I. Le contexte aquitain au début des années 1170

Amanieu

 

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